La montagne bleue, 1995 – 1998
La Montagne bleue témoigne d’une rencontre poétique entre art visuel
(photo et peinture) Jacques Pugin et écriture Jean-Michel Olivier
Tribune de Genève, article de Serge Bimpage, le 28 juin 1998
DIEU QUE LA MONTAGNE BLEUE EST BELLE !
Heureuse coïncidence: au moment où l’on peut visiter la magnifique exposition sur la peinture Suisse entre réalisme et idéal, l848-l906 (au Musée Rath à Genève jusqu’au 13 septembre 1998), paraît un savoureux opuscule intitulé La Montagne bleue. Fruit d’un duo formé de l’écrivain Jean-Michel Olivier et du photographe Jacques Pugin, tous deux Genevois, cette plaquette mérite le détour. Et pour pas mal de raisons. C’est un bel objet, conçu à l’ancienne et sous cellophane comme savent le concocter les éditions neuchâteloises Ides et Calendes, spécialisées dans les ouvrages d’art. Avant de mériter son contenu, tout comme le randonneur en quête de sommet, le lecteur doit payer de sa personne en découpant les pages. loin de nos mœurs impatientes, l’exercice n’en est pas pour autant rébarbatif. En délivrant ainsi les feuillets à l’aide d’un coupe-papier, le lecteur participe à la construction du livre.
Des sommets d’une sensualité redoutable.
Et il en est récompensé. Voici qu’apparaît le Cervin, immense clitoris dans la pénombre du crépuscule, redoutable et fascinant, » Gare à celui qui s’aventure sur ces chemins de glace, seul, sans carte et sans équipement ! Car souvent, au détour d’un rocher, c’est un esprit malin qui guette le voyageur.
» On croise en frissonnant le peuple fantôme des sapins enneigés, on risque ses pas vers d’autres photos. L’ascension commence. Une fois familiarisés avec le terrifiant théâtre d’ombre et de lumière des sommets, nous voilà de plain-pied dans l’autre monde. Sur la paroi, en contre-jour, un triangle blanc, un delta de lumière. » Pris dans un tourbillon de neige, le voyeur (1e voyageur) est aspiré par cette blancheur miraculeuse, et condamné, peut-être, à lui donner du sens. «
Loin de tomber dans le piège des horizons faciles, le texte de Jean-Michel Olivier est une progression à double entrée. Commentant la cinquantaine de photos de Jacques Pugin, il se révèle simultanément comme une histoire en soi et une initiation au travail du photographe. » Chacune des images, explique l’écrivain, est recomposée, retravaillée et coloriée à la manière d’un tableau. » Dans l’ordre de leur fabrication, ce sont d’abord des images peintes, au crayon de couleur ou à la main, puis digitalisées (saisies numériquement), et enfin imprimées.
La découverte d’un photographe
Surtout, Jean-Michel Olivier donne à voir comment Pugin s’y prend pour » corriger la nature » et retrouver, à force d’interventions sur l’image première, le plan originel qui a présidé, bien avant que l’homme ne les connaisse, à l’éclosion des montagnes. » Chez lui, la montagne n’est plus le siège d’une transcendance, d’un Dieu ou d’un secret, comme elle l’était chez les grands romantiques : c’est le lieu d’une expérimentation active des possibilités de la photographie. «
Les références littéraires sont nombreuses et pertinentes. Rousseau, Coxal, Sangsue, Colette, Chappaz ne sont pas la pour la figuration. Ils viennent éclairer la relation singulière de l’homme avec ces cimes de l’Oberland, telle celle de la Jungfrau (la Jeune Vierge) qui lance un défi au Moine et à l’Ogre qui la regardent. Sensuelle, la démarche de Jean-Michel Olivier l’est résolument. Et de façon multiforme. Ce n’est pas un hasard si, empoignant à bras le corps la question du rapport entre l’artiste et sa créature, il fait appel à Barthes, Kandinsky et Mallarmé.
En sorte que l’aventure de ce petit ouvrage pourra tout aussi bien être appréciée par les amoureux de la montagne ou de la photographie que par les puristes de la sémiologie et de la critique. Quant au contraste entre le traitement futuriste des photos et la façon surannée de ce livre objet, il ne fait qu’ajouter à notre plaisir.