Graffiti Greffés, 1979
Christian Caujolle, le 15 juillet 1982
Lorsque la photographie s’est rendue compte, un siècle et demi après son invention, qu’elle avait une histoire, elle a buté sur les pratiques de ses précurseurs. De jeunes praticiens lassés des mythes de vérité et d’objectivité tels que les véhiculait le reportage, le photo-essay et l’apogée de la presse illustrée façon Life ont retrouvé des attitudes, voire des pratiques, fréquentes au XIXe siècle. Mais qui n’avaient plus le même sens. Si ce processus est essentiellement vérifiable pour la photographie européenne, il rencontre, tant il est vrai que l’histoire ne se répète jamais, des attitudes universelles par rapport à la création. Tels ces moments, souvent qualifiés de » creux « , qui sont des respirations historiques au cours desquelles quelques individus s’interrogent, en pratique, sur leur médium.
Aux tout débuts, la photographie était, en raison de lourdeurs techniques et de ce défi du temps qui s’appelait instantané, affaire de metteurs en scène. Les bougés de portraits en studio qui nous émeuvent tant aujourd’hui ne sont que des déficiences techniques où pointe parfois l’expression. Après que les photographes aient mis le monde en fiches, noir et blanc mêlé à la couleur pour les archives d’illustration, quelques inventeurs ont regardé leur passé, sondé les raisons de leur émotion face à des rectangles de papier jauni dont nous ignorons parfois tout. Seule l’image était restée et, par delà le temps, devenue photographie, elle nous touchait. Il n’est plus hasardeux de mettre côte à côte, du Japon aux Etats-Unis, de France ou de Catalogne en Italie et de Hollande en Suisse, ces photographes qui, sans se connaître, ont mis en scène leurs images, dosant le hasard et le contrôle, et le monde extérieur par lequel tout photographe est obligé de transiter pour se dire.
Les carrés et les rectangles de Jacques Pugin ne peuvent se lire correctement que dans cet environnement. Au carrefour d’une connaissance de la photographie et de ses avancées, d’influences plus ou moins repérables, venues aussi bien du vieux continent que de l’autre côté de l’Atlantique, à la recherche d’une grammaire et triturant ces obsessions qui finissent, parfois, par faire œuvre avec le temps. Il serait parfaitement injuste de situer dans un carcan et dans des définitions un travail jeune, en recherche, hésitant entre une multiplicité de choix dont il est difficile de dire celui qui l’emportera parce qu’en accord plus parfait avec une personnalité d’auteur. Il reste simplement, à partir de l’intérêt spontané que l’on peut éprouver devant quelques clichés, à repérer des constantes et des bribes de discours en construction qui signalent une organisation.
Les évidences sont tellement difficiles à faire admettre, dans cette frange difficile qu’occupe aujourd’hui la photographie sollicitée par la technologie comme par les beaux-arts, que Jacques Pugin s’est attaqué à des topiques. En pratique, en inventant des images, il s’est attaché aussi à décrire l’image photographique et son fonctionnement. La réussite naît lorsque nous sentons que la photographie est fabriquée, contrôlée, parfaitement arbitraire, mais qu’elle se ménage encore ces failles mystérieuses où l’interprétation du spectateur prendra racine dans un pur étonnement visuel. Comme beaucoup de ses confrères metteurs en place de la photographie, Jacques Pugin nous intéresse autant par la situation de regardeurs d’images qu’il nous impose – en partie – que par la discipline qu’il se donne.
La première évidence est étymologique : le photographe » écrit avec la lumière « . Jacques Pugin ne s’attache pas seulement à soigner l’éclairage, à créer des mondes de contrastes et de dégradés ou les gris luttent avec la pureté des blancs et des noirs ; sa main, comme pour tout écrivain, intervient en traçant des inventions de lumière. Tour à tour soulignant une forme, la dédoublant, la niant ou la transformant, il décuple les structures. L’image surgit lorsqu’un cercle élève le bidon de métal au rang de sculpture, lorsqu’un lacis enserre les troncs d’un bosquet, lorsque l’angoisse du gardien de buts délimite la cage de lumière ou lorsque, l’ampleur d’un nu des années trente décalque son galbe lumineux.
Cette intervention sur l’espace de l’image se double d’une angoisse tautologique souvent propre à la photographie. » Je peux enfermer le monde dans mon appareil, mais n’est-ce point vanité ? semblent dire maints photographes. Alors, ils transforment le monde le temps d’un déclic et en inventent un autre. Un monde de techniques mixtes ou la réalité transposée sur la surface sensible va se marier à des technologies de la lumière. Ce faisant, on s’approprie, en le créant partiellement, un espace imaginaire. Le néon, le flash, la bougie promenés par la seront indispensables. Et l’on se rend compte tout à coup que l’intervention sur le paysage dans la photographie remet en question, via les vieilles querelles sur la ligne et la perspective, toutes les notions spatiales. Les rayures du monde nous proposeront des volumes de couleurs. Raies tracées par l’homme, guidées par la nature, inscrites par le photographe, seront, doublement, instrument d’ordre et brisure de la structure en place.
Comme une obsession qui se réalise sous forme de corde, de traînée lumineuse, de ficelle, de coulée colorée, de néon promené, un étonnant cordon ombilical réunit toutes les images, les plus mystérieuses et celles ou l’introduction du personnage féminin a du mal à cohabiter avec la mise en place du factice. Que je préfère les carrés noirs et blancs où la bougie a redessiné le monde aux gammes colorées et musicales n’a aucune importance. Que je scrute avec davantage d’intérêt le passage absurde d’une ligne électrique ou d’un néon sans rampe dans la touffeur du feuillage que le graphisme d’une corde tendue sur un corps de femme est affaire de réceptivité. La photographie est toujours au travail, cherchant encore sa voie, balbutiant des langages qui craignent davantage la finitude que les errements. Un siècle et demi après que le bitume de Judée ait permis » le dessin exact d’une scène « , nous ne savons toujours que fort peu de choses de la photographie. Des photographes placent devant la sophistication de leur objectif des scènes venues de leur fantasmatique individuelle comme les portraitistes installaient les » modèles » dans la lourdeur des plis chamarrés de leurs décors de studio. Cela ne signifie qu’une seule chose : le photographe fait la photographie. Il est enfin auteur. Et c’est tellement important dans le défilé quotidien de millions d’images auxquelles on impose l’anonymat.