La montagne assiégée N°123, 26 x 35cm

Jacques Pugin ou L’œil polygraphe
Texte de Tita Reut, auteure, poète, critique d’art et éditrice

Si les mots sont trompeurs, les images le sont aussi. Il existe plusieurs niveaux de lecture  qui vont de la polysémie au rapport d’immédiateté ou de sens profond. Certes, théories et idéologie ne représentent jamais le tout de l’œuvre, mais elles éclairent, comme les heures de soleil sur les monts, la possibilité d’un échange avec le plasticien, en l’occurrence Jacques Pugin, qui fait de son travail l’association de plusieurs écritures : la photographie (le vu par un public) et la peinture (le donné intérieur de l’artiste). On quitte « le musée imaginaire », tel que défini par André Malraux, pour le trouble de l’engagement par l’art. Les formes abandonnent le discours, la démonstration par le visible, pour accorder un autre accès : la prise de conscience, à travers l’image inventée, une métaphore éthique par la couleur. La vérité de l’œuvre se situe dans une double entente au carré : l’image brute et l’image revue et corrigée, d’une part ; perception / compréhension d’autre part. L’adhésion à l’œuvre est à ce prix.

Une démarche et ses filières

On pourrait affirmer que Jacques Pugin a, dès l’origine, considéré son travail en photographie comme un défi d’écriture. Il ne se contente pas de capter l’image en tant que fixation de l’instant, mais comme l’expression d’une idée à travers l’image reconstruite, un ensemble imaginé. Bachelardien, à ce titre, il tourne le dos à une pensée positive pour formuler une vision. L’inattendu qu’il ajoute tant par la lumière improbable (et ce sont les Light Paintings du début, ou la captation Day after Day, dont il tire des extraits pixellisés) que par les couleurs virulentes additionnées, juxtaposées, agressives, font de lui un agitateur de la forme, mais au second degré. Et que dire des Cavaliers du diable, dont il réanime les forces destructives au Darfour, par l’inversion de l’image positive en négatif ? La mutation donne à voir en blanc les enclos brûlés, noires les cendres, multipliés les espaces de dévastation. La méthode, sur des thèmes différents et des moyens réinventés, reste la même. On atteint l’œuvre par deux accès: l’harmonie esthétique et la sidération. Ainsi fait-il, dans un premier temps, des images satellites d’étranges et belles galaxies ; dans un deuxième temps, les clichés quittent leur blanc et noir scintillant pour devenir, écrit-il, « traces (…) de l’histoire archivée ». Le monstre gagne la trame énigmatique. Pugin donne à comprendre le tragique, mais le révèle par l’occultation. L’image première n’est pas forcément évidente, mais sa traduction en vérité surgit par le titre d’une série, ou par le dit du créateur. Et là, tout se libère, dans l’image et dans l’esprit de qui la voit. Seule, la série des Glaciers reproduit les images telles quelles. En effet, le drame de la fonte et la course des hommes à leur conservation affronte l’œil à un combat de désastres, dont les temporalités sont directement inscrites. On croirait, paradoxe extrême, à des images trafiquées, tant elles sont, par elles-mêmes, invraisemblables. Les montagnes de glace, anciennes majestueuses, sont enveloppées, bordées, emballées, emmaillotées.  Elles se profilent dans la pauvreté dont les hommes les ont accablées. Et leurs draps gisent comme autant de hardes, propres à la poubelle du souvenir qui guette aussi leur chair… Nous sommes loin des accidents de lumière, passés de l’expérimentation à la dénonciation. A l’instar de Man Ray, qui fut et demeure un phare, Jacques Pugin effectue un travail de recherche sur les procédures de travail, mais, à rebours de son précurseur ès empirisme artistique, les systématise dans un projet autre : le réveil de conscience. Cette tension entre stratégies et intention persiste dans la suite de son œuvre.

La montagne assiégée

La dernière série propose, sous des dehors de fun, le combat avec la montagne rivale. A première vue, on pourrait croire que l’excès de couleurs à l’assaut des cimes, viendrait animer un univers plutôt monochrome : celui de la nature érigée. Ou ferait exploser le blanc des neiges éternelles. Les pigments traceraient des voies aléatoires, prolongeraient l’image, feraient surgir d’elle le potentiel qu’elle contient, comme le Sapiens cherchait dans la roche la forme de l’animal enfoui. La montagne exsudant des traces et des couleurs…

Non : pas de fun, mais plutôt une manière de détourner le visible, afin de mieux voir l’aberration du divertissement humain qui gagne jusqu’aux sommets inaccessibles. La montagne sous-jacente symbolise l’origine, la nature immaculée. La pluie de « Confettis sur paysage » est à entendre comme une pluie de « bruits », à lire comme idéogrammes qui contiennent des voix stridentes sur le silence de la montagne.  Le « Paysage en fleurs » n’est pas une descente aux flambeaux, mais un assaut de lumignons. Les émergences célèbrent la dichotomie du froid et du chaud.  « Les feux d’artifice » sont ceux du réchauffement provoqué par l’action humaine. Elle se combine au grignotage moderne, à ses déchets. Il ne s’agit pas, ici, d’une vision idéalisée de la « nature (qui) est là, (qui) t’attend et (qui) t’aime », mais de répondre à la violence majestueuse de la nature par la violence triviale et colorée de l’intervention humaine. A rebours des négatifs griffés dénonçant les brutalités exercées sur la population du Darfour, cette série use et abuse de pigments intenses pour traduire la virulence de l’agression et la colère de l’auteur-spectateur impuissant. Que valent les solennités intemporelles face à la vacuité de la consommation ? Les intrus, pratiquants du jetable, ont pollué jusqu’à la noblesse des lieux. Et par la pollution de l’image, le créateur identifie la pollution de l’espace. Ainsi, un lâcher d’enfants est-il moins poétique que redoutable…

Une totalité de vision

On voit comment l’image rétinienne, dans l’œuvre de Jacques Pugin, sert de support pour produire un équilibre entre émotion et intellection. Cette démarche demande donc au spectateur un œil non seulement attentif mais averti. En effet, elle contient un malentendu possible : s’en tenir à une première vue qui ferait tomber l’œuvre dans le décoratif, ce qu’elle ne saurait être, compte tenu de la mise en exergue indirecte de concepts chers à l’auteur.

Pour ce faire, l’artiste pratique une totalisation de la vision : le vu objectif confronté au vu senti. Et ses stratégies opérationnelles se situent dans l’héritage d’Etienne-Jules Marey aussi bien que de son collaborateur Georges Demenÿ, à la fin du XIX° siècle. Pugin explicite le dédale du même, comme Cézanne avec la Sainte Victoire, car l’artiste, le vrai, est un obsessionnel. La technique soutient son exercice : produire un effet à la fois sensible et conceptuel. Ainsi a-t-il recours à des pratiques ancestrales, combinées aux procédés numériques les plus pointus. Il revient sur l’élémentaire quand, par exemple, il souffle sur des pointes de crayon pour diffuser la couleur, au lieu d’utiliser l’aérographe qui recouvre les supports plus uniformément. Le corps de l’artiste soutient le virtuel, le spécifique élaboré. Il soutient notre vision profane en niant la vision imposée par le donné pur, en changeant, entre autres, la tonalité d’un ciel, en renforçant les ombres, les crêtes, restituant, par là-même, le labyrinthe de nos perceptions. Vue du dehors / vue du dedans forment une totalité absolue, archétypale. Le visible est à la fois sensualisé et mentalisé de tous ses potentiels… même politiques, militants ou engagés, idéologiques. Et ces variations sont destinées. Le regardeur y choisit son issue : c’est une œuvre ouverte, au sens où l’entendait Umberto Eco.

De l’épuration à la saturation -dispersion de points d’ombre sur la montagne obscure dans son dernier travail-, Pugin donne à voir et associe en une image les plans d’un jardin variable selon la saison mentale de chacun. La variation est en soi généreuse.  L’œil devient source de polygraphie : il lit autant qu’il écrit les ambivalences. Car, en ce dernier thème, la montagne idéalisée, comme les titres, servent par fois de leurre: le Cervin n’est pas seulement sacré , mais potentiellement assiégé. C’est par l’œuvre unique qu’il retrouve sa noblesse et sa sacralité, même si chaque tirage aménagé (pour employer l’expression de Duchamp sur le ready-made) est un fragment. Pugin déroule, en une série, le fil intérieur, mental de toutes les visions possibles. Au-delà de leur frontalité, les images quittent l’explicite et restituent le multiple par la succession, chaque œuvre considérée comme un détail significatif dans l’ensemble des potentiels de la montagne, des effets qu’elle subit.

On comprend, dans la clarification de l’œuvre de Jacques Pugin, à quel point elle présente une diversité d’accès. Elle offre un sens caché à qui sait la déchiffrer. Elle frappe, elle interpelle, refoule le positivisme du premier regard. Cette œuvre dépasse l’arrêt sur image pour formuler une vision. Et, du coup, elle invite à identifier sa propre pluralité, en identifiant le message. Aussi, chaque photo réaménagée serait-elle un nouveau chapitre d’un roman de la nature, et, par là-même, de la vie ?

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