2017 La Gruyère, 9 février 2017, Christophe Dutoit (Suisse)
2017 La Gruyère, 9 février 2017, Christophe Dutoit (Suisse)
article lors de l’exposition « Sans limite, photographies de montagne » au Musée de l’Elysée, Lausanne, Suisse
Après avoir grandi à Bulle, Jacques Pugin a fait carrière entre Zurich, Genève et Paris. Photographe reconnu sur le plan international, il expose plusieurs images au Musée de l’Elysée. Rencontre.
par Christophe Dutoit
Pour les Français, Jacques Pugin est suisse. Pour les Genevois, il est genevois. Et pour les Fribourgeois, il est gruérien. «Je reviens régulièrement à Bulle pour revoir mon papa», sourit le photographe désormais installé à Paris, après avoir vécu six ans à Barcelone. Depuis le 25 janvier, il montre plusieurs de ses images au Musée de l’Elysée, à Lausanne, dans le cadre de la très belle exposition Sans limite. Photographies de montagne.
Et, depuis deux semaines, son image du glacier du Rhône drapé de tissus a fait l’objet d’innombrables publications dans la presse suisse et européenne. Elle a même eu droit à une double page dans Libération de samedi dernier. Un honneur plutôt rare pour un Bullois d’origine.
Jeudi dernier, Jacques Pugin était de retour à Lausanne, pour échanger son tirage du glacier du Rhône contre un format plus grand. «J’ai fait cette image le 4 août 2015 avec mon iPhone. Chaque année, on couvre le glacier à l’endroit où est creusée la grotte pour les touristes. Est-ce peine perdue? Je n’en sais rien. Lorsque j’ai vu cette scène, je n’avais pas mon matériel photo avec moi. Les bâches blanches étaient enroulées sur elles-mêmes, sans doute après un coup de vent. A un moment donné, il faut faire l’image. Car, seul le résultat compte…»
Tirée à plus de 100 centimètres de hauteur, elle est d’une beauté phénoménale. Comme abandonnés à eux-mêmes, les linceuls blancs semblent dérisoires face à la force de la nature. «Plusieurs photographes ont réalisé la même image après moi. La mienne est peut-être plus dramatique, à cause de la présence de cette échelle.» Comme si la scène – de théâtre – avait été abandonnée.
Au premier étage de l’Elysée, Jacques Pugin expose en outre deux Cervin de sa série Day after day. De 2009 à 2015, il a enregistré sur son ordinateur plus de 1800 images issues de webcams pointées vers la célèbre montagne. «Il se prend tellement d’images aujourd’hui, pourquoi en faire davantage?» se questionne le photographe de 63 ans, qui s’inscrit dans le mouvement de la postphotographie, théorisée par Robert Shore.
Pixels éclatés
«Je détourne l’image de son rôle initial de montrer la météo à Zermatt. Je récupère des fichiers informatiques de 50 Ko et je les ouvre dans Photoshop. Selon la manière dont le logiciel les extrapole, les pixels éclatent, la netteté change complètement. Fortement agrandie, l’image photographique devient picturale.» De près, l’image s’avère en effet presque abstraite. Sur le tirage de gauche, le Cervin est même imperceptible dans la subtilité de ses noirs. Lorsque le spectateur s’éloigne, il voit soudain la montagne apparaître, presque comme par enchantement. «Ma démarche consiste moins à représenter la réalité qu’à faire ressortir l’image à laquelle je désire aboutir.» A côté des tirages, les 1800 images défilent à 24 images/seconde sur un petit écran, comme une lente métamorphose de la réalité.
Au rez-de-chaussée, Jacques Pugin montre un tout autre Cervin, extrait cette fois de la série La montagne s’ombre (2005-2013). «Pour ce travail, j’ai cherché à épurer un maximum mes images, pour ressentir l’essence de la montagne.» Devant son écran – son «laboratoire numérique» – le photographe force les contrastes et éteint les couleurs parasites pour ne conserver qu’un monochrome bleu sur fond blanc. «Au moment de la prise de vue, je vois l’image finale. Fondamentalement, je ne modifie pas l’architecture de l’image.» Une fois encore, le terme «pictural» revient à sa bouche. Comme à l’époque de La montagne bleue (1995-1998) lorsqu’il dessinait au crayon gras sur ses images arrêtées tirées de vidéos. «Désormais, je suis passé au crayon informatique. L’important, c’est d’aboutir à une image.»
«Aussi bien les petites culottes que les côtelettes»
Jacques Pugin a grandi à la rue du Pays-d’Enhaut, à Bulle. «Je passais souvent devant l’atelier de Joël Gapany, se souvient le photographe né en 1954. Quand j’avais 14-15 ans, il m’a permis de faire des portraits dans son studio. A cette époque, il était ma principale source d’inspiration.» Quelques années auparavant, le garçon avait reçu son premier appareil, avec lequel il se souvient avoir photographié ses copains lors de courses d’école.
A l’âge de 18 ans, le jeune homme part à Zurich et pratique la photographe en autodidacte. «Je n’avais pas les moyens de faire l’Ecole de Vevey. Je vivais de petits boulots. La photographie n’était pas vraiment considérée comme un métier. Mais mon père ne m’a jamais empêché de poursuivre.»
En 1977, il expose à la Galerie 38 de Suzanne Abelin, au cœur de Niederdorf, l’un des premiers espaces d’exposition dédiés à la photographie en Suisse. L’année suivante, il suit sa compagne à Genève et ouvre son premier atelier. «Je travaillais beaucoup pour les magasins de photo, je faisais pas mal de tirages noir et blanc.»
«Ecrire avec la lumière»
En 1979, il obtient une première Bourse fédérale des arts appliqués, puis, les années suivantes, il décroche consécutivement trois Bourses fédérales des beaux-arts. Il réalise alors sa série Graffiti greffés, où il «écrit avec la lumière» le temps d’une longue pose (technique du light painting). «J’avais déjà en tête cette idée de traces dans l’image.» Depuis cette époque, Jacques Pugin est l’un des rares artistes photographes à vivre de son métier. «Mes travaux artistiques m’ont permis d’être photographe. Avec ces bourses, j’ai pu acheter ma première Sinar (appareil photo professionnel). Comme je connaissais bien le milieu artistique, j’ai réalisé des reproductions de tableaux pour toutes les galeries genevoises. C’était mon gagne-pain. De fil en aiguille, j’ai collaboré avec des agences de publicité, puis avec Migros et Coop. Pour eux, je photographiais aussi bien les petites culottes que les côtelettes.»
Jacques Pugin avoue lui-même n’avoir pas été «un grand photographe publicitaire», même s’il a travaillé dans les domaines ultrapointus de l’horlogerie et de la bijouterie. «En 1996, j’ai acheté mon premier dos digital. L’investissement était important, mais certains clients étaient intéressés.» Sans nostalgie, il embrasse alors le numérique à bras-le-corps.
La trace de l’homme dans le paysage
Dans les années 2000, le Genevois d’adoption entreprend de nombreux voyages, en particulier dans les déserts d’Afrique, d’Inde et d’Amérique du Sud pour le projet Sacred site, soutenu par la Fondation Leenaards. «J’ai fait le tour du monde durant huit mois.» En Australie, il photographie près d’Ayers Rock des lieux sacrés que les aborigènes entourent d’enclos afin de les protéger. «Ces traces témoignent de la présence de l’homme dans le paysage.» Il approfondit cette question avec sa série Les cavaliers du diable (2013), sur les traces des vestiges de la guerre civile au Darfour. Aujourd’hui, il se consacre pleinement à ses travaux artistiques, notamment en lien avec les glaciers et la montagne.