2010 Le temps, mardi 16 février 2010

2010 Le temps, mardi 16 février 2010

Menace sur la collection Polaroid, Luc Debraine, mardi 16 février 20010

Dépositaire d’un fonds unique d’images prises par des artistes avec les appareils à développement instantané, le Musée de l’Elyséepourrait devoir le retourner bientôt aux Etats-Unis. Pour être mis aux enchères. Des photographes ne sont pas d’accord Andy Warhol, David Hockney, Robert Mapplethorpe, Robert Frank, Chuck Close, William Wegman, Ansel Adams… Les photographies de la collection Polaroid tiennent le registre de la culture visuelle du XXe siècle. Sans équivalent, ce fonds d’images est déposé dans un entrepôt de Boston (14 000 images) et au Musée de l’Elysée de Lausanne (4500 images). Depuis vingt ans, suite à un accord signé entre Polaroid et le Conseil d’Etat vaudois, le musée lausannois veille sur la part européenne de la collection. Il s’agit d’un prêt de longue durée. Pour William Ewing, le directeur de l’Elysée, l’ensemble de photos est «un vrai trésor patrimonial et artistique».

Mais un trésor en danger. D’un jour à l’autre, le musée vaudois s’attend à devoir retourner l’entier de sa collection à Boston.

Réuni dans un seul endroit, le fonds aura encore davantage de valeur. Celle-ci intéresse au plus haut point les propriétaires actuels de Polaroid, qui tentent de minimiser leurs pertes après la mise en faillite de la société américaine. Polaroid a longtemps été spécialisé dans les appareils photo à développement instantané avant d’être laminé par la photographie numérique. Sa banqueroute en 2008 a été spectaculaire et dévastatrice. La société avait été auparavant rachetée par un financier du Minnesota, Tom Petters, actuellement emprisonné pour avoir monté – comme Bernard Madoff – une frauduleuse chaîne de Ponzi à 3,6 milliards de dollars. Polaroid, créé entre deux guerres par le génial inventeur Edwin Land, en était alors à sa seconde faillite: la première étant survenue en 2001.

Pour payer leurs créances, les propriétaires actuels de Polaroid ont obtenu le droit du syndic des faillites de l’Etat du Minnesota de vendre la collection de photographies. Près de 1200 images, dont une centaine en provenance de la collection déposée à Lausanne, seront mises à l’encan les 21 et 22 juin prochains chez Sotheby’s à New York. Il s’agit bien sûr des Polaroid susceptibles de rapporter le plus d’argent. En particulier les célèbres tableaux photographiques d’Ansel Adams, chantre de la nature sauvage aux Etats-Unis. Sotheby’s mettra 400 Polaroid d’Ansel Adams aux enchères en juin prochain: certains d’entre eux pourraient atteindre le demi-million de dollars. L’estimation totale de la vente oscille entre 7,5 et 11,5 millions de dollars.

L’incertitude demeure sur le sort du reste de la collection, qui conservera après la vente plus de 17 000 images, de valeur inégale il est vrai. John Stoebner, le syndic des faillites, a indiqué l’autre jour au New York Times qu’il avait pris contact avec plusieurs musées, sans succès pour l’instant. Dès le 2 mars prochain, le Musée de l’Elysée exposera sous le titre «Polaroid en péril!» une sélection de 110 photographies issues de la collection déposée dans l’institution depuis 1990. Le but du musée est de sensibiliser le public à la valeur unique de ce patrimoine en partance.

Des artistes de renom sont représentés dans la collection de l’Elysée: Ansel Adams, Manuel Alvarez-Bravo, Walker Evans, Joan Fontcuberta, Gisèle Freund, Robert Mapplethorpe, Helmut Newton, Bernard Plossu, Oliviero Toscani ou Andy Warhol. Le fonds comprend aussi les Polaroid de sept photographes suisses: Béatrice Helg, Alan Humerose, Monique Jacot, Muriel Olesen, Gérald Minkoff, Jacques Pugin et Christian Vogt.

Depuis les débuts de sa constitution (par Edwin Land lui-même), la collection a obéi au principe du donnant-donnant, ou de l’«échange de bons procédés», comme le note Monique Jacot. Polaroid fournissait des appareils et des films aux artistes, qui en contrepartie confiaient quelques-unes de leurs images à la société américaine, pour sa propre collection. Or aujourd’hui, des photographes contestent à Polaroid le droit de vendre leurs images, arguant que celles-ci leur appartiennent toujours. Certains plaident pour que l’intégrité de la collection ne soit pas touchée, ni aux Etats-Unis ni en Suisse, et demandent à William Ewing de ne pas céder à la future injonction américaine. Des photographes exigent que leurs photos leur soient retournées.

D’autres, comme Monique Jacot, estiment au contraire que les règles du jeu étaient claires: Polaroid fournissaient tout le matériel, d’ailleurs généreusement, puis recevait en échange une ou plusieurs photos. «Et c’est en plus un honneur de figurer dans cette prestigieuse collection», ajoute Monique Jacot.

Il est peut-être trop tard pour infléchir le cours du destin. Le syndic des faillites de l’Etat du Minnesota a indiqué que les photographes qui se sentent aujourd’hui lésés auraient dû faire valoir leurs droits en 2008 devant le tribunal américain, au moment de la mise en faillite. L’affaire, on s’en doute, n’est pas terminée.