1984 Halle Sud, journal de la Galerie
1984 Halle Sud, journal de la Galerie, Genève, CH
Halle Sud, journal de la Galerie, Genève, CH,
article de Charles-Henri Favrod 1984
Deux temps, trois mouvements
La photographie n’en finit plus de faire parler d’elle. C’est qu’elle s’accommode des modes, de toutes et de tous les modes, s’appliquant à déranger par la multiplicité des genres qu’elle illustre. Et, comme elle introduit toujours la notion du temps et du mouvement, elle peut même prétendre à la métaphysique dans le plus banal des clichés.
Toute photographie est un document, accès instantané au réel qu’elle restitue à chaque fois qu’on la regarde. Et du même coup, elle établit l’éloignement et l’irréalité du réel, elle introduit le vertige, comme toute mise en mémoire.
The hero is he who is immorably centred précise Emerson, traduit ainsi par Baudelaire : Le héros est celui-là qui est immuablement concentré. J’y vois volontiers une définition de la photographie qu’on peut d’ailleurs, en passant, dire héroïque ! Et puisque j’en suis à citer, je ne résiste pas au plaisir de mettre ici en parallèle Jean-Jacques Rousseau : Le temps, cette image mobile de l’immobile éternité et Jim Morrison : La pellicule confère une espèce de fausse eternité. L’instant qui dure, avec une fixité terrible, bien au-delà de l’attention qu’on lui porte.
La simple succession du temps, conjuguée à la persistance rétinienne de l’image, constitue la base de l’illusion cinématographique. Mais dans la photographie, le temps et l’espace sont immobiles, alors qu’ils changent pour celui qui, à l’extérieur du cliché, les y découvre fixés. Ce paradoxe durera aussi longtemps que l’empreinte de l’image.
Non plus physique, métaphysique, mon cher Watson !
Et Jacques Pugin, direz-vous ?
Nous y arrivons puisque, photophore, il écrit avec la lumière. Au sens propre et étymologique de terme, il photographie dans la photographie. Il introduit une nouvelle dimension en promenant dans ses images la lueur d’une bougie, le faisceau d’une lampe torche. Cette traînée bio luminescente ajoute à la chronographie, natura naturans in natura naturata. On sait bien qu’on cite beaucoup Spinoza depuis que la photographie a introduit le trouble dans les idées qu’on croyait claires : la nature naturante, quiest vie et action, et la nature naturée, qui est passive et finie. Ah oui, les deux natures de la réalité surprennent pas mal quand elles s’interpénètrent !
Avec » Graffiti greffés « , Jacques Pugin établit une troublante relation entre l’espace et le temps immobilisés. Il trace un signe de parcours. Il fige la lumière et le moment. Il est dans son image sans s’y laisser piéger. Il court, le furet. On pense à ces passants d’autrefois qui, à cause de la longue durée de la pose, ne laissaient que des traces fuligineuses. Ce qu’on appelle à juste titre les fantômes. Qui n’a pas été profondément surpris par ces grande villes du milieu du XIXe siècle que la photographie fait apparaître vides, désertés, comme si tous les habitants avaient fui ? C’est insolite, inquiétant, pathétique.
Chez Pugin, la lumière n’est pas là pour éclairer, mais pour signifier le temps dans le temps, et introduire mieux l’abîme, le malaise. C’est ce que je trouve important chez lui. Tout le reste n’est que prétexte, et peu importe qu’il photographie aussi des filles nues et demain peut-être, comme les autres, des garçons !