1981 Libération, 1/02/1981, par Christian Caujolle

1981 Libération, No 2165, 1/02/1981

Libération, No 2165, 1/02/1981, article de Christian Caujole, (F)

Le temps à plat, l’espace aussi

Cadrés frontalement dans un carré imperturbable, quelques jeunes arbres aux troncs lisses attendent dans la nuit, Isolés par un flash qui les éclaire de face, ils semblent figurer simplement pour souligner les verticales à peine fuyantes dans une approche qui relève autant du documentaire que du conceptuel. Image de nuit en noir et blanc parfaitement tirée ; à la limite du banal tant que l’on ne dit pas l’intervention du photographe sur cet espace mis à plat. Car le photographe, insatisfait de voir son appareil reproduire du réel, est venu s’y inscrire en traçant un signe de parcours et parler de la photographie en refusant au spectateur l’aveuglement qui le prend au piège du « réalisme ». Les troncs des arbres sont reliés, enchaînés plutôt, par une traînée lumineuse qui, partant de droite, sans laisser deviner son origine, quitte le cadre dès que son forfait est accompli. Muni d’une lueur tremblante, le photographe est intervenu dans la nature du paysage par la seule force qui soit ici spécifiquement photographique : il a écrit avec la lumière pour que nous lisions clairement la possibilité de l’évasion et de l’enfermement. Cette image de Jacques Pugin est l’une des plus explicites et des plus réussies de l’exposition qu’il partage avec Roy Adzak pour parler du temps et de l’espace et envisager la fabrication réelle de la photographie.

Adzak, lui… se comporte en découpeur, perturbateur du temps, des perspectives et des espaces. Dans des couleurs qui atteignent parfois l’irréel (les mauves de deux jardins par exemple), il ôte d’un paysage de parc printanier les ifs qui durcissent la perspective, pour les remplacer par les mêmes arbustes à un autre moment de la journée, de l’année, de la couleur. Plus clairement conceptuel (comme cette image des quatre saison lues sur le même arbre taillé en cube), il est aussi moins troublant. Le travail est mis en valeur au détriment, souvent, du mystère qui peut rendre ce genre de photographie obsédante. C’est pour cela qu’une autre image de Pugin s’impose au sortir de l’exposition. Une image qui gomme ce que le travail du jeune photographe suisse a de tâtonnements, de recherches, de complaisance parfois (le passage de la corde lumineuse sur les corps de femmes nues dans le paysage gâche une partie du plaisir par sa conformité au « nu » photographique et nous laisse rêver à ce que, plus maîtrisé, cet ensemble saurait inventer. A partir d’un paysage nocturne qui pourrait fort bien être le fait d’un professionnel californien, la gangue de lumière invente un texte déroutant. Dans la nuit trouée d’un flash, un bidon sous la lune, posé dans un site de chantier. Derrière, en rappel, le même bidon. Simplement, au premier plan, le récipient banal a été cerclé de la traînée lumineuse qui, non content d’assurer la fermeture, se projette dans l’espace, comme un dessin industriel que la photographie aurait tremblé. Seul signe du temps de pose, du temps tout court et de l’éternisation du geste, la lune s’est déplacée et la sphère qu’elle aurait du être est devenue un bief pavé ovale.

Christian Caujolle