
1980 La Liberté, 21-22 juin 1980

La Liberté, 21-22 juin 1980, article de Charles Descloux, (CH)
avec Alo Zanetta, Harald Mante, Axel Jusqu’à la fin juin, le photographe fribourgeois Jacques Pugin expose à la galerie Engelberts de Genève trois portfolios noir et blanc intitulés «Cinq Mètres – (20 photographies), «Graffiti greffés 1 – (16 photographies) et « Graffiti greffés Il – (16 photographies), limités chacun à dix exemplaires.
La semaine dernière, l’architecte Botta faisait part dans ce journal de la mission du constructeur: « Opérer une transformation de l’environnement et faire en sorte que celle-ci soit positive « . Dans ses photographies, Jacques Pugin opère lui aussi une transformation du paysage, mais une modification d’un autre ordre qui est avant tout et même exclusivement « cosa mentale ». Comme il l’explique lui-même dans un texte liminaire, justifiant par là le titre de son premier portfolio « Cinq Mètres », il a d’abord utilisé une corde de cinq mètres, la projetant dans des paysages où « l’objet s’est figé par rapport à une nature qui elle est souple dans l’harmonisation de ses formes ». Pour les deux autres portfolios, il s’est servi d’une bougie afin de « dessiner » directement sur le négatif pendant le temps d’exposition de ses photographies fixant un paysage nocturne.
La citation empruntée au photographe m’incite à poursuivre la comparaison avec l’architecte qui doit par son œuvre, stimuler « le rapport dialectique entre l’architecture – artifice par essence et la nature ». Mais s’il est vrai que ce dernier doit en conséquence récuser tout mimétisme de la nature, l’artifice utilisé par le photographe – la corde, la traînée lumineuse d’une bougie – opère une autre relation, dégage une signification différente. Il arrive certes que la corde, par sa rigidité, rejoigne la ligne géométrique stricte de l’architecte, mais plus généralement, surtout dans les « Graffiti », le trait adopte le cheminement sinueux, hésitant parfois, d’une écriture et renvoie donc immédiatement à la subjectivité du photographe. Le paysage investi n’a en l’occurrence rien d’une curiosité touristique; c’est un environnement à première vue banal: un chemin de terre battue dans une plaine, habité par la trace docile de l’artiste qui en parcourt toute la distance visible sur la photographie; ailleurs cette trace vient buter contre un rocher où elle s’interrompt abruptement, à moins qu’elle ne le couvre de graffiti, fait ici d’un immense carré, là d’une suite de formes à la géométrie indécise. Ailleurs encore, cette trace lumineuse investit le tronc d’un arbre, zèbre un fourré d’une traînée de courbes montantes, mime enfin le cercle d’une table de jardin ou souligne l’armature d’un but de footbal au filet éventré. Finalement, c’est le corps dénudé d’une femme qui polarise la trace lumineuse. Cette intervention du photographe provoque donc une dialectique assez subtile. Par son intensité lumineuse, la trace contraint le regard du spectateur, lui impose d’emblée un cheminement. Mais cette apparente agression, à la fois du spectateur et du paysage troublé dans son harmonie nocturne, incite bientôt à la découverte d’une terre qui n’est plus banale, mais simplement ordinaire et lui rend même la richesse insoupçonnée d’abord de mille nuances de gris et de noirs somptueux.
Graffiti… Ce qui serait perçu, particulièrement à l’heure de l’écologie, comme une intolérable agression d’une nature plus ou moins sauvage, devient ici, par l’intervention spirituelle du photographe, parcours d’un paysage autre, imaginaire, celui-là même qu’il a élu, fait sien par son choix et par son écriture.
Charles Descloux